Le poème des quinze jours : " Robinson pris au piège, " de ... Rotpier
Robinson pris au piège,
Depuis trois ans déjà, je vivais sur cette île ;
robinson volontaire et toujours décidé
à ne plus retourner dans des milieux futiles
générateurs, pour moi, d’avenir oxydé.
J’avais fait table rase, en me coupant du monde,
de toutes relations comportant des humains
et je m’affranchissais doucement d’une blonde
que j’avais bien longtemps supplié des deux mains.
J’arrivais à un âge où la philosophie
se trouve au fond de soi - oublié tous les cours ! -
bien qu’étant convaincu que leur sérigraphie
imprègne à tout jamais, les écrits, les discours.
Je passais tout mon temps en longues promenades,
sur des grèves de rêve aux sables éblouissants ;
je savais sur cette île une unique peuplade
dont le village était sur un autre versant.
Je ne les connaissais que du bout des jumelles.
Ils vivaient simplement et avaient sous la main
de quoi boire et manger de façon naturelle ;
j’évitais à tout prix de croiser leur chemin.
Me savaient-ils ici ?
En y réfléchissant, il semblait peu probable
que des centaines d’yeux ne m’aient pas découvert,
car, même en y veillant, mes traces sur le sable
s’ajoutaient tous les jours à des signes divers.
Pourquoi m’évitaient-ils ? Je ne savais le dire
et ce n’aurait été que des supputations :
quand on n’en sait pas plus on devrait s’interdire
de donner des avis risquant l’aberration !
J’ai toujours détesté les « si cela se trouve … »
les « il se pourrait que … » et autres locutions
qui n’ont pour autre but - c’est ce que je réprouve ! -
que de donner à boire aux soûles discutions !
Ce point de vue aussi, avait pesé lourd
dans mon choix d’exil volontaire.
Dans ce fait avéré d’ignorance tacite,
le temps coulait tranquille et pourtant un matin,
l’espace d’un regard, tout bascula très vite :
mon vœu de rester seul se trouva fort atteint !
Alors que je pêchais des poissons de rivage,
je sentis un regard se poser sur mes reins.
J’excluais tout de suite un animal sauvage :
trois ans de solitude affûtent les instincts !
Mon regard balaya les rochers de la rive,
arrondis par le sable emporté par le vent,
sa longue silhouette aux chauds reflets de cuivre
éclipsait la beauté des rayons du levant.
Elle avait au poignet deux fines cordelettes
- un costume à vrai dire extrêmement ténu ! -
et si l’on exceptait cinq à six gouttelettes,
les rochers arrondis paraissaient bien moins nus !
Miracle de la nature,
la communion des formes confinait au sublime :
Assemblage parfait de courbes harmonieuses !
Un décor à lever des légions de pinceaux,
à faire se signer des bigotes furieuses,
à jeter dans les lits des milliers de puceaux !
Acceptant sans ciller mon intime inventaire,
elle avança vers moi, me montrant qu’elle aussi
se passait volontiers de protocole austère,
provoquant sans façon le plus chaud des lacis !
Abjurant sur-le-champ mon vœu de solitude,
je laissais libre cours à mes mâles instincts :
un tremblement de chairs de grande magnitude
agita nos deux corps dans le petit matin.
Pas besoin de parler en telle circonstance,
car la langue en amour - le langage s’entend ! -
n’est pas un élément de très grande importance :
on se comprend toujours dès lors que l’on s’étend !
Quand le calme revint, nos regards se croisèrent
- sans s’occuper de moi, sans prendre mon avis ! -
et sans mal apparent, ses yeux aux miens parlèrent
en cet instant ouaté du désir assouvi.
Je ne compris pas tout de leur conciliabule
- c’est un fait avéré : les yeux ont leurs secrets ! -
sur le fil du regard, en adroits funambules,
se croisent les serments dans des ballets discrets !
Au terme de l’échange, en guise d’amulette,
elle prit mon poignet pour y glisser du sien,
regard devenu grave, une des cordelettes
avec l’habileté d’un parfait magicien !
D’un léger coup de rein l’impeccable plastique
de son corps onduleux s’étira vers le haut.
Les rayons du soleil par effet chromatique
s’amusaient à changer la couleur de sa peau.
Silhouette irréelle, elle s’évanouit.
Je restais étourdi, sans bouger sur le sable.
Ce n’était pas un rêve … un cauchemar non plus ;
je ne m’accusais pas … quoiqu’un peu responsable,
de cet acte réflexe en aucun cas voulu.
Je conquis l’amitié des poissons de rivage
en revenant souvent, m’abstenant de pêcher,
tout du moins dans ce sens, car la beauté sauvage
y revenait aussi : pourquoi l’en empêcher ?
Elle arrivait toujours en costume identique,
en guise de discours, me montrant son poignet.
J’avais depuis longtemps appris la mimétique :
les cordelettes-liens nous servaient de signet !
Spectateurs assidus de nos folles étreintes,
les oiseaux de bordure acquiesçaient à grands cris !
Ajoutons à cela nos rires et nos plaintes
et la plage héritait d’un vrai charivari !
Cependant … quelques fausses notes
venaient troubler le bel ordre établi.
Il arrivait parfois qu’une semaine entière
je ne la visse pas : où était-elle alors ?
Cette interrogation n’étant pas la première,
je m’aperçus du piège et je sentis ses mords !
Trop tard pour m’arracher : la prise était solide !
Mélange de regrets, de plaisirs, de soupirs,
mes sentiments hachés, parfois, frôlaient le vide :
je rêvassais sans cesse au lieu de déguerpir !
Un jour elle arriva plus tard que de coutume.
Je ne l’espérais plus et allais m’éloigner,
je relevais de suite un détail de costume :
Eve brune intégrale y compris le poignet !
Ce détail mis à part, rien ne changea de suite
dans le ballet rodé de nos ardents ébats,
se donnant sans tabou, repoussant les limites,
elle assumait son rôle en ces vaillants combats.
C’est après le repos - que toute joute implique -
que vint le changement. Quand, désir éloquent,
du tremblement de chairs, je voulus la réplique,
elle se déroba me laissant paniquant.
Un long moment passa - parenthèse immobile -
puis elle se leva me montrant son poignet ;
je compris à l’instant : d’un geste malhabile,
je lui rendis son lien puis courus m’éloigner.
Combien de temps errais-je en suivant le rivage,
à ressasser la chose, à chercher la raison ?
Autant qu’il en fallait pour le grand lessivage
de mon morne cerveau parlant de trahison.
Je ne demandais rien que de vivre en ermite,
de savourer la paix jusqu’à mon dernier jour ;
pourquoi donc accepter un cadeau-dynamite
quand on sait qu’il explose en vous broyant toujours !
Ce qui prouve que l’homme a bien faible mémoire,
regobant l’hameçon garni du même appât :
il hisse sa bêtise en tare expiatoire
et même les poissons ne s’y reprennent pas !
Vidé de toute force et le cerveau en friche,
je m’écroulais sur place et d’un coup m’endormis.
La nuit fut écran noir - pas de rêve à l’affiche ! -
d’une désolation comme il n’est pas permis.
La lune me veilla, naufragé sur le sable.
La fraîcheur matinale activa tous mes sens ;
Je me surpris calmé, tout à fait responsable,
abandonnant la grève … allant à contresens.
Avec grande douceur, les vagues m’accueillirent
et comme mon cerveau, mon corps se purifia.
Equilibre parfait, sans jamais tressaillir,
je goûtais les bienfaits de ce bonheur médiat.
La mer ayant comprit ma grande lassitude,
se referma sur moi, m’accueillant sans façon.
Fossoyeuse efficace en toute latitude,
elle connaissait l’homme et savait sa chanson.
Il me restait encore un soupçon de croyance :
que mon âme et mon corps pouvaient se séparer !
Je prenais cette option - était-ce clairvoyance ? -
au point où j’en étais, autant m’en emparer !
Je mourus sans souffrir : ce ne fut que justice !
Mon corps entre deux eaux flottait élégamment,
un courant l’entraîna sur le bord d’un abysse
qui faillit l’avaler définitivement !
Une main secourable empêcha sa descente,
le prenant par la main comme on prend un enfant.
J’assistais à la scène et réserve décente,
je restais en retrait tout en les observant.
Quand il tourna la tête et qu’il vit la sirène,
mon corps se démena comme étant possédé :
tout ! - et même finir rongé par les murènes ! -
plutôt que de céder à l’appât dénudé !
Il avait avalé déjà bien trop d’arêtes :
pas question de goûter à la femme poisson !
Il sacrifia sa main d’une façon secrète
et plongea sans regrets dans l’abîme sans fond.
Je me retrouvais seule, alors pourquoi poursuivre
ma quête de bonheur sans pouvoir y goûter ?
Une âme sans son corps n’a plus raison de vivre,
je disparus d’un coup dans un remous bleuté